Jean Baudrillard, New York, 1997
On peut aimer ou/et détester la prose de Baudrillard, mais qui pourrait dire qu’il y est insensible et qu’il s’en branle à peu près autant que le fatum ?
Oui, voilà, ce mortel est mort, son corps n’est plus d’aucun intérêt. Et le fatum, tout incorporel et sans âme qu’il est, -bien que « présent » dans toutes matières- continue sa route universelle et absolue.
Ce corps, en effet, s’est tu à jamais. Nous voilà bien baisé pour lui renvoyer sa théorie dans la face. À ce corps potentiellement consommable "de son vivant", il reste un corps à consommer avant putréfaction ! Pas vraiment attrayant. Même compensé par cet excellent cerveau certifié « viande française ».
En réalité, Baudrillard est un consommable, au-delà du corps. Dans l’idée, hautement valeureuse et vertigineuse, digestive, stomacale, du « rien ne se perd, tout se transforme ». Et il y a de quoi nourrir les esprits chez cet intellectuel. Ainsi, n’est-il même pas renvoyé à la brute consommation bactérienne de ses chairs. Seulement à la consommation et à la digestion du système Baudrillard!
Baudrillard est finaud. Même mort. Il nous laisse ses "affaires" et nos insuffisances. Ainsi faudra-t-il retenir de cet homme sa Société de consommation, livre dans lequel il développe sans concession une approche pour le moins appréciable du corps produit comme objet de consommation.
Le corps est au centre-même de la prostitution, comme son principe, lourd (et sourd), se constituant dans la vente et la consommation du sexe, du corps propre. Prostitution dépassant très largement le cadre de nos mal-aimées putes. La prostitution est le système même. Des macs, des consommateurs, des producteurs... L'objet par excellence, l'objet ultime et indépassable : le corps.
Avec ce pote, le Baudrillard, il est désormais l’heure, pour tous, de se reconnaître en prostituée de bas étage, en professionnel du sexe. Il faudra se dire "sous-pute", un grade un peu moins élevé, plutôt que pute réelle, c'est-à-dire en sous-marin, inconscient ! Et pour le coup, plus prostituée que "celui, celle", qui s’y adonne volontairement, en "entrepreneur", en comptable. Le professionnel, une fois le travail terminé, s'arrête. La "sub-pute" l'est jusque dans son sommeil, au travail et en dehors, sans même se l'avouer...
En attendant, nous sommes davantage en prostitution que la (le) prostitué(é) elle (lui)-même. Nos collègues, nos chefs, nos compagnons (ou compagnes), nos congénères, les serfs et, surtout, nos mères et nos pères, ceux que l'on juge sans jamais juger, qui éduquent et forment l'esprit sont, dans l’ensemble, ces "putes" pérennisant le métier ! Les prostitués elles-mêmes, les vraies, les pros (tous genres confondus) ne peuvent plus modéliser la logique. Elles sont happées, aspirées dans des logiques plus vastes, elles sont les subalternes, les aliénées d'un modèle économique qui fait d'elles des putes à temps complet, comme les autres : modèle occidental, mondialisé et ses modes de production et de consommation qu'il fallait bien propager...
Nous voilà bien plus « tapineurs » que nos soeurs, que nos frères, que nos pères d'antant. « Sous-pute », sub-pute, faudrait-il préciser. Comme subconscient, comme submersible ! Planqué. Et ça fait tourner la machine…
Surinterprétation ? Si peu!
Cette vérité est aussi attrayante qu'un sexe boursoufflé, humide du désir. Revenons au corps. Le féminisme s’est gentiment laissé aller... à dégrader métaphysiquement, intellectuellement, la situation des hommes et des femmes. Libération de la femme, qui durant des millénaires a dû faire face à la domination masculine ? Certainement. Avant cela, libération de la femme est surtout la libération du corps et plus tard sa libéralisation. Les "féminismes" n'auraient-ils pas finalement aboutit à la "sub-putisation" des femmes… et des hommes... Des hommes et des femmes à consommer sans modération. Pour faire tourner la machine...
Le corps de la femme comme « consommable » s’est étendu à celui du mâle. Bel égalitarisme homme-femme qui donne à voir l’avènement de cette humanité définie en corps consommables. Et le mâle se consomme enfin... Progrès ? La machine n'a jamais tourné aussi vite !
C’est anodin, c’est quotidien, devant la glace, encostumés, endimanchés au quotidien, soutenus par les icônes bienveillantes d'une presse manipulatoire et manipulée, quand se préparer, se "regarder", c'est se préparer à se vendre soi-même... et à consommer l'autre.
Point de moralisme dès qu’il s’agit de consommer. Ainsi, les corps redéfinis par le biais du « photoshop » pour fourbir au désir des corps improbables et retouchés finiront donc de produire dans l’Homme, la « sub-pute » qui dort en lui. Et voilà l’ère d’esthétiques chirurgies s’imposant comme sens et comme source de bien-être, effaçant au passage toute peur, toute angoisse de disparition et de mort, mais ne mettant pas tout à fait le psy au chômage. Et pour cause, c'est un travail d'équipe. Etre bien dans sa tête c'est être bien dans son corps et c'est sentir ce corps potentiellement vendable, consommable. Vive la psychanalyse ! Un autre sujet que celui-là, la médecine qu’il faudrait aborder, évidemment, à l’heur du docteur sacré, sacre dont il est question chez Baudrillard si peu difficile à vérifier. Il ne faut alors s'étonner de rien lorsque les trusts pharmaceutiques s'imposent parmi les plus puissants.
Sacré, sacré docteur Botox, mister Silicone, antidépresseurs et tout le tintouin…
Baudrillard résume ce bordel en citant un article extrait de la revue « Le Président » intitulé Pas de pitié pour les cadres » :
« 40 ans : la civilisation moderne lui commande d’être jeune… La bedaine, jadis symbole de réussite sociale, est maintenant synonyme de décadence, de mise au rancart. Ses supérieurs, ses subordonnées, sa femme, sa secrétaire, sa maîtresse, ses enfants, la jeune fille en micro-jupe avec qui il bavarde à la terrasse d’un café en se disant « qui sait ? »… Tous le jugent sur la qualité et le style de son vêtement, le choix de sa cravate et de son eau de toilette, la souplesse et la sveltesse de son corps… Il est obligé de tout surveiller : pli du pantalon, col de chemise, jeux de mots, ses pieds lorsqu’il danse, son régime lorsqu’il mange, son souffle lorsqu’il grimpe les escaliers, ses vertèbres lorsqu’il fait un effort violent. Si hier encore dans son travail l’efficacité suffisait, aujourd’hui on exige de lui au même titre forme physique et élégance. Conscient que sa réussite sociale dépend entièrement de l’image que les autres ont de lui, que sa forme physique est la carte maîtresse de son jeu, l’homme de quarante ans cherche son second souffle et sa deuxième jeunesse. »
Voilà qui parle. D’autant plus que le XXIè siècle se trouve marqué par le fait que la première jeunesse, nos enfants, se trouvent plus directement et plus violemment concernés par ce « second souffle du quadra! Drôle de maturité d'enfant. Drôles d'adultes à venir. Des gamins comprenant très vite l'enjeu de l'apparat, de la beauté, de la séduction. Et ça fait tourner la machine.
Mais avec des parents, des "sub-putes", en éducation, en valeurs, des adultes encore plus dangereux pour leurs enfants que ce monde dans lequel il faut bien évoluer. A moins qu'ils ne sauvent. "Là où il y a danger, croît aussi ce qui sauve", disait Hölderlin. Peut-être la naissance d'une intelligence consciente de nos errances, déniant nos dévoiements et nos chaînes, et prête à faire sauter les mécanismes de la machine...
Les gamins : très tôt (4, 5, 6 ans?), se fixent déjà dans ces logiques d'apparat et d'appât, d’abandon de soi aux sirènes du corps consommable et de sa mise à prix. Le corps, "la chose" par excellence, la chose des choses, cet "obscur objet du désir", l'objet le plus désiré en même temps qu'il est ce par quoi arrive le désir des objets. L'invention du "mouvement perpétuel". Et la "machine" se pérennise.
Le mouvement est effrayant et jamais considéré. Voilà où nous en sommes après cette « libération » des corps qui, en réalité, ne fut qu’une libéralisation du corps, pour un devenir économique qui "produit" de la "consommation" (d'où ce sublîme postérieur accompagnant ce pot yaourt si peu sexy). Peut-on considérer le corps comme étant réellement libéré ? Pas si sûr. D'autant, comme le propose Baudrillard, que l'objet de consommation "corps" est une forme subtile de contrôle social.
Voilà le corps rendu aux potentialités d'un actionnariat dont les fondements restent l'humain dans sa faiblesse, faiblesse nichée pas loin de mystifications telles que le "désir de bonheur", l'espoir d'une vie bienheureuse résumée dans la possibilité de consommer. Je consomme donc je suis. Pour y accéder : "Sub-pute", la prostitution masquée...
Dans le même temps, rien d’étonnant lorsque l’on sait qu’une fesse peut faire l’objet d’un contrat d’assurance, comme d’un genou, d’une bite (si, si) mais, étrangeté: le cerveau ne s’assure pas!!! Point encore. Ce bout de viande n’est pas encore assez lucratif « comme » bout de viande érotique. Pas assez sûr comme investissement, pas assez connu, pas assez maîtrisé? Pas assez excitant ? Les viandes ne se valent pas, décidément!
Le corps est pourtant une affaire de bactéries, de virus, de pisse, de cellules, de sperme, de merde, d'ovules, d'éructations, de fluides, d'odeurs, d'humeurs, de vie en somme... Sexy? Pas trop.
Non, mais le corps préparé, empaqueté, épilé, retapé, "karchérisé", le corps plastique, esthétisé, marketté, le corps libéralisé, industrialisé et sacralisé, le corps économique, produit à consommer et à faire consommer, ce corps-là, débarrassé de ses fluides honteux est hype et sexy !
Enfin, précisons que « prostituer » c’est, d’abord et avant tout, « avilir ».
Baudrillard aura aidé...
Loo