mardi 15 mai 2007

Le "don": un fétiche


"Contrast" by Loo




Les définitions pullulent et s’accoquinent parfois avec tant de contradictions qu’il en devient difficile d’y voir clair. Les écrits sur la question sont prolixes, à commencer par la théorie de Mauss, plus sociologique, d’ailleurs, que psychologique et moins encore existentielle. « Le risque du don maussien - donner, recevoir, rendre - est d'être entendu sur un mode simplifié, positiviste » écrit Jean-Jacques Tyszler.

La théorie du don et du contre-don à l’heure de l’Homo Consumptor, Mauss le note lui-même ne suffit pas absolument à penser le don comme il se propose aujourd’hui, à l’heure de la rationalisation marchande de la donation, voire de la mercantilisation de la donation de soi :

"Libenter accipit, beneficium reddidisse" (Sénèque)- bien recevoir (de bonne grâce, de bon coeur, en sachant gré à l'autre) c'est d'avoir rendu le bienfait. Cette approche n’a plus de sens au regard de ce que devrait être le don. Mais, au contraire, elle n’en eut jamais autant face aux sousbassements psychologiques produit par le rapport au monde du tout puissant néo-libéralisme économique. La magie de l’argent n’a, en effet, jamais été aussi puissante. Interprétation réactualisée : point de don mais à la place un achat sonnant et trébuchant. On ne donne plus, on investit peut-être. Et par là on s'achète une bonne conscience, on s'octroie par le don un droit pas très légitime sur autrui, on oblige l'autre... Et on se débarrasse de l'horreur du don de soi, d'une forme de relation désintéressée. Une relation est toujours intéressée, au moins au sens noble. Certes. Personne ne le niera. Cet intérêt là revêt une certaine beauté lorsqu'il se nomme amitié, amour... En attendant, il reste que le don conçu par l'homme post-moderne est animé par des mécanismes souvent aliénants dont les ressorts inconscients et le ressentiment qui l'accompagnent parfois ne rassurent guère.

Ainsi, le "bien recevoir c'est d'avoir rendu" est utilisé avec profit par ces veaux de marketteurs pour montrer la voie à ces vaches "consum-cit" (consommateurs citoyens). À préciser, cette évidence latine où "consommer", étymologiquement, n’est rien d’autre que "faire la somme", "accumuler". Pas même besoin de savoir compter, soit-dit en passant, pour faire cette somme là.

Du capital et du consommateur le nourrissant, il faut aussi faire la somme. Et le don devient l’un des arguments d’excellence pour décomplexer l’acheteur ou pour l'enjoindre à s'endetter. Même lorsqu’il s’agit de "dons" rétrospectivement destinés...à lui-même. Ainsi donc, des chèques cadeaux auto-destinés ou pas (cela revient finalement au même), des soldes, du prix le moins cher affiché en couleur chaudes mais franches pour prévenir de la générosité « gratuite » dont il est fait preuve. Il s’agit bien de vendre, de draper du don pour mieux se vendre. Et, de fait, acheter et vendre, c'est aussi s'acheter et se vendre.

Quand il s'agit du don fait à autrui, la transaction ne prendra sens que dans l’idée que se fera le destinataire du don, de la valeur marchande de l’objet reçu. C’est même à cette valeur qu’il s’évaluera et qu'il fixera le prix de la "passe"! A l'opposé celui qui "donne" achète bien quelque chose. Le rapport acheteur-vendeur existe bel et bien dans la mécanique du don. Si économie il y a, il faut parler d'économie de marché. On en revient , au fond, au couple don et contre-don.

Fait intéressant, pour sortir la valeur "Don" du donnant-donnant et du chantage. Il provient du psychanalyste Jacques Tyszler. Il défend, certes, son bifteck. Il faut bien! La psychanalyse peine à conceptualiser ce qui s’opère déjà depuis longtemps. Reconnaissons pourtant à ce monsieur de l’illustrer, non par l’analyse historique mais par celle des mécanismes animant sa propre discipline :

« La psychanalyse comme praxis ne relève pas d'une économie du Don, pas au sens où la médecine classique légitime son action par son serment sacré. Il y a un déplacement qui peut résider dans le courage de ne pas donner » Jacques Tyszler.

Il est sympa le gars. Sauf que le serment d'Hyppocrate, il est un peu cramé quand il s'agit de s'entretenir entre spécialistes se refusant à soigner des patients couverts par si peu lucrative CMU. Peu importe ce qui est intéressant ici : "le courage de ne pas donner"! Il faut d'ailleurs le payer cher notre bon vieil analyste.

Du courage, il en faut, du moins pour ne pas donner et recevoir de manière ostentatoire et dans des logiques ou le don est à consommer sans modération et sans se préoccuper des poisons qu'il contiendrait. Poison et contre-poison.

Il donne un exemple symboliquement décisif quant au sens du don :

« Un jeune patient, musicien talentueux se plaignait du peu de générosité de son père. Ce dernier refusait obstinément de l'aider financièrement alors que sa situation sociale l'y autorisait, il ne donnait rien. Ce père, musicien également, avait eu pour père un maître hassidique. Ce patient retrouva à ma demande les linéaments devenus obscurs d'une transmission où le don n'est pas matérialité. Il se rappelle des moments brefs mais décisifs durant lesquels son père lui transmit le talent qui désormais fait sa vie. Le don pour la musique ne peut-il suffire comme cadeau de la vie ? »

Cette illustration est assez parlante et met en relief l’idée selon laquelle le don ne peut en aucun cas s’interpréter en termes d’utilitarisme, de simple matérialité, d'instrument pour produire finalement, chez celui qui reçoit, la pression du Don toujours déjà Dû et à rendre, donc. La dette. Plutôt que de don, il faudrait parler de prêt. Et en ce sens, le travail à accomplir est bien de se dégager de toute forme d’immixtion de l'autre en soi par le biais d'un don qui n'en aurait que le nom. Car le don ne se présente pas dans le style pompier des fêtes de Noël. Il arrive même que l'on passe à côté, voire à côté de celui que nous faisons nous-même à autrui et à soi-même.

Il faudrait donc repousser au plus loin les "puretés" familiales et autre, les générosités mitées qui ne consistent qu'à se faire valoir quand on ne se sent pas valoir grand chose. Le don, chose bizarre, qui puise dans l'idée inattaquable de gratuité et d'abnégation pour, en réalité, s’acheter ou se racheter une place de choix dans le cerveau de celui qui reçoit (supériorité de don sur le prêt). C'est-à-dire, également, se payer une présence. Et par là même -ah "sacrés proches"- s’offrir le luxe de l’ingérence dans l'intimité de celui qu'on veut enchaîner ou auquel on veut s'enchaîner. Le sacrifice présenté comme don n'est pas gratuit, sauf cas rares et liés à des contextes historiques sombres.

Cela se résume finalement en une radicale nietzschéade sur la confiance à rapporter au don :

« Contre les familiers. – Les gens qui nous donnent leur pleine confiance croient par là avoir un droit sur la nôtre. C’est une erreur de raisonnement ; ces dons ne sauraient donner un droit ». Nietzsche, Humain trop humain, I, §311.


Loo



1 commentaire:

Anonyme a dit…

très belle photo je te parlerai du texte plus longuement très bientôt